samedi 20 juin 2015

Jacques aux Etoiles...

En arrivant à Atuona, sur cette île d'Hiva Oa qui fut ta dernière demeure, je n'avais qu'une idée en tête, Jacques: venir revoir ta sépulture. Mais les 33 heures de voyage m'ayant mené jusqu'à toi m'ont physiquement anéanti. Si bien que, débarquant chez Tania, ma logeuse, qui t'as connu jadis, je n'avais plus de force et rien qu'une idée en tête: dormir. Quatre heures plus tard, corps et esprit tout encore vaseux, je me mettais en route pour, à pied sur les chemins très pentus du village, me mettre à la recherche de ton dernier ancrage. 

Je n'ai jamais oublié la topographie très en pente d'Atuona, si bien que deux kilomètres et trente minutes plus loin et plus tard, j'étais au pied de ta tombe. Je l'ai trouvée plus belle, mieux entretenue, resplendissante, pour autant qu'on puisse utiliser ce terme pour parler de ce rectangle de pierre et de terre sous lequel tu te reposes depuis 37 ans. 

L'instant où, arrivant par les hauteurs du cimetière du Calvaire, j'en contournais l'angle sud-ouest pour, je le savais très bien, me retrouver face à toi, m'est impossible à décrire avec précision. Trop d'émotion, trop de joie, trop de difficulté à bien comprendre que je n'étais plus dans mon rêve. J'étais là! Mesurant tout autant le temps écoulé depuis ma première visite, que l'intensité de l'incroyable réalité d'avoir tenu la promesse que je te t'avais faite en quittant ton île, au matin du 7 mai 1982. Cette émotion, ce trop plein de sentiments joyeux et tristes à la fois (j'ai 61 ans et je sais que ne reviendrai plus jamais ici), me sont tombés dessus comme l'aigle sur sa proie... 

Je n'ai rien vu venir et me suis effondré moralement, tout soulagé que le cimetière fût désert à cet instant précis. Je pleurais mais n'était pas triste, pas de larmes de désespoir ni de joie, rien qu'un mélange indéfinissable de sentiments que jamais je n'avais éprouvés auparavant. Il m'a fallu quelques minutes pour remonter la pente, afin de pouvoir savourer pleinement ces retrouvailles restées trop longtemps hypothétiques. Alors je me suis senti bien, ai respiré l'air vivifiant de l'alizé du Pacifique qui, Jacques, te maintient vivant sous le sol et dans le coeur de tous ceux qui ne cesseront jamais de t'aimer. Revenir en Polynésie, pour moi, c'était avant tout revenir ici... 


Parce que je sais ce que je te dois. Parce que tes chansons, tes convictions, ta sincérité, ton honnêteté (tu es le seul avoir fait tes adieux au music-hall et à n'y être jamais revenu), ta façon de vivre tes rêves de gosse et de les réaliser l'un après l'autre, ont fait de moi celui que je suis. Je t'ai découvert quand j'avais 22 ans, alors que mon premier tiers ou quart de vie m'avait laissé reclus dans la timidité, l'insignifiance et le déni de soi. Si je me suis affirmé, comme chacun doit absolument le faire dans la vie, c'est à toi que je le dois, Jacques. Et ça, Alzheimer m'en préserve, je ne l'oublierai jamais...

Au cours de cette semaine passée à Hiva Oa, je suis bien sûr allé visiter l'espace Jacques Brel que la commune d'Atuona a érigé à ta mémoire. Je n'y ai pas appris grand chose parce que j'en sais tant sur toi, mais "Jojo", ton Beechcraft Twin Bonanza presque aussi vieux que moi, m'a beaucoup ému. J'en suis infiniment reconnaissant à la petite équipe de Dassault Aviation qui, connaissant ton amour de l'aviation, a accompli un magnifique travail de restauration sur cette machine qui croupissait depuis trop longtemps sur le tarmac de l'aéroport de Tahiti Faa. En boucle, tes chansons passent dans ce simple hangar rempli de souvenirs. Ce fut aussi une belle émotion que d'écrire quelques mots à ton intention dans un livre d'or extrêmement fourni (notamment, par de nombreux Suisses, cela m'a beaucoup surpris)...  

Et puis, tout aussi surprenants sont ces deux projecteurs de cinéma trônant à l'entrée de l'exposition. Tu les avais fait venir ici afin que tes amis Marquisiens puissent profiter de ce 7ème art que tu aimais et dont ils étaient privés. Tout à fait à ton image d'homme au grand coeur. De cette générosité qui était la tienne, le Beechcraft s'en souvient lui aussi, alors que toi, Maddly et lui assuriez la liaison entre les différents petites îles de l'archipel, offrant un service combiné de taxi, de fret et d'avion ambulance...

Le 27 mai, en quittant Hiva Oa pour rejoindre Moorea, j'avais le coeur lourd. Parce que je savais que je n'y reviendrais sans doute jamais. Mais cette semaine passée ici, sur cette île magnifique, sauvage et préservée, au milieu de ce peuple marquisien attachant comme aucun autre à ma connaissance, m'a fait un bien immense et m'a conforté dans ma façon d'envisager la vie :  "l'essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu'avec le coeur" (Saint-Exupéry, grand homme de lettres et aviateur)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires sont les bienvenus. Ils seront publiés après avoir été soumis à la modération du webmaster.